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Pour le socialisme, la République et la démocratie.
11 juillet 2014

QUE RESTE-T-IL DE LA REVOLUTION D'OCTOBRE? PAR JEAN-JACQUES MARIE

Voici un article extrait du n° 70 de la Vérité revue théorique de la IVème internationale

 

 

Que reste-t-il de la révolution d’Octobre ?
par Jean-Jacques Marie
février 2011

“PLUS PERSONNE POUR PRENDRE LA CHOSE AU SÉRIEUX” ?

Dans sa biographie de Lénine, l’ancien chef adjoint de la direction politique de l’armée soviétique, le nomenklaturiste Volkogonov, rejette la révolution russe en affirmant : “La fin du capitalisme ? Il n’est plus personne pour prendre la chose au sérieux”[[Dimitri Volkogonov, {Le vrai Lénine}, Paris, 1994, p. 352.]]. L’historien américain Martin Malia, dans {La Tragédie soviétique}, déclare à peu près la même chose : “Dans le monde réel, il n’existe que le capitalisme sauvage et des formes de capitalisme tempéré par des régulations économiques et par des systèmes de Sécurité sociale qu’on appelle Etat providence”[[{L’Histoire}, n° 223, p. 103.]]. Le capitalisme serait l’horizon ultime de l’histoire. Ce qu’affirment le nomenklaturiste Volkogonov et l’américain Malia est le point de départ de tous ceux qui présentent Octobre 1917 comme un viol de l’histoire aboutissant inéluctablement au stalinisme, à ses caractéristiques totalitaires et à ses horreurs. Le stalinisme serait la conséquence logique d’une révolution qui se donnait comme objectif d’abolir le système de la propriété privée des moyens de production, parce que ce dernier système serait intangible...

LE NETTOYAGE DES ÉCURIES D’AUGIAS

Le 19 octobre 1921, Lénine publie un long article dans la Pravda pour célébrer le quatrième anniversaire de la révolution d’Octobre. Il en dresse un bilan à la fois satisfait et critique. Il écrit : “La révolution en Russie s’assignait comme objectif direct, immédiat une tâche démocratique bourgeoise : supprimer les vestiges du Moyen Age, les faire disparaître à jamais, nettoyer la Russie de cette barbarie, de cette honte, de ce qui freinait démesurément toute culture et tout progrès dans notre pays. Et nous sommes en droit d’être fiers d’avoir opéré ce nettoyage beaucoup plus résolument, plus vite, plus hardiment avec beaucoup plus de succès, d’ampleur et de profondeur (...) que ne l’avait fait la grande Révolution française, il y a plus de 125 ans (...). Quelles étaient les manifestations essentielles, survivances et vestiges du servage en Russie à la veille de 1917 ? La monarchie, les castes, la propriété terrienne et la jouissance du sol, la situation de la femme, la religion, l’oppression des nationalités (...). Prenez n’importe laquelle de ces écuries d’Augias, vous verrez que nous les avons nettoyées à fond”[[Lénine, Œuvres complètes, tome 33, pp. 43-44.]].

LES CONQUÊTES DÉMOCRATIQUES ET SOCIALES

De fait, dès les premiers mois de la révolution, les bolcheviks ont pris les mesures démocratiques — que le gouvernement provisoire avait omis de prendre tant il était soucieux d’abord de poursuivre la guerre —, supprimé les castes sociales, décrété la séparation de l’Eglise et de l’Etat, de l’Eglise et de l’Ecole, instauré le mariage civil et le droit au divorce, créé un état-civil (alors que jusqu’alors les églises — surtout, bien entendu, l’Eglise orthodoxe — en avait le monopole de même qu’elle seule avait le droit de prononcer un mariage), décrété le droit à l’avortement et l’annulation des dettes des emprunts russes levés par Nicolas II pour moderniser son armée, nationalisé les banques et les grandes entreprises, instauré le droit au travail qui n’est pas du tout la même chose que le droit de vendre sa force de travail sans avoir la garantie que quelqu’un vous l’achète. La révolution d’Octobre a liquidé l’analphabétisme (alors qu’à la veille de la Première Guerre mondiale 61 % des appelés dans l’Empire tsariste étaient analphabètes), assuré un développement massif de la lecture, créé un enseignement de haut niveau dans certains domaines scientifiques où l’URSS fut même en pointe, comme les mathématiques. Elle a enfin instauré la planification économique, qui, malgré l’engorgement bureaucratique et une hypercentralisation mortelle, a permis de concentrer les efforts sur des secteurs de pointe décisifs au point que les soviétiques ont envoyé le premier spoutnik et le premier homme dans l’espace. Auparavant, cette planification, quoique dévoyée, avait permis à l’URSS de passer d’une société ruinée, disloquée au rang de grande puissance industrielle capable, lors de la Seconde Guerre mondiale, de produire plus d’armes que l’Allemagne nazie qui utilisait pourtant tout le potentiel industriel de l’Europe occupée. Ainsi, en janvier 1944, l’URSS dispose de 148 610 canons et mortiers, contre 68 000 pour la Wehrmacht sur le front russe, de 11 732 chars, contre 12 000 à la Wehrmacht et de 20 672 avions de combat contre 5 500 avions allemands.

UN NETTOYAGE DÉFINITIF ?

Si ces écuries d’Augias ont alors été nettoyées à fond, elles ne pouvaient l’être définitivement que si la vague révolutionnaire de 1917-1918 parvenait à balayer les régimes en place dans les principaux Etats bourgeois européens. Sinon, la réaction qui ne pouvait manquer de triompher en Russie les remettrait en question. En 1922, Trotsky expliquait aux dirigeants du Parti communiste français : “La République soviétique russe n’est pour nous qu’un point de départ de la révolution européenne et mondiale dont les intérêts priment tout (...). L’intérêt de la République des Soviets ne peut être autre que l’intérêt du mouvement révolutionnaire mondial” car “la république ouvrière russe ne peut pas se soustraire artificiellement aux conditions de l’économie capitaliste”[[Trotsky, Le Mouvement communiste en France, Paris, 1967, pp. 117 et 152.]], c’est-à-dire au marché mondial et à la division internationale du travail. Son sort est donc étroitement lié au sort de la révolution ailleurs, et d’abord en Europe. Son échec provoque une réaction qui ne rétablit pas le capitalisme en Russie soviétique mais développe une bureaucratie parasitaire qui finit par détruire l’Union soviétique. Que subsiste-t-il de ce que la révolution a apporté à la Russie malgré la réaction stalinienne ? Si l’on pose la question à un jeune russe, il répondra sans doute : pas grand chose ! Il reste le droit au divorce, le droit à l’avortement, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, de l’Eglise et de l’Ecole, mais de plus en plus formelle car de plus en plus bafouée dans la réalité. Les dignitaires de l’Eglise orthodoxe participent à toutes les cérémonies officielles et officieuses de l’Etat, jusqu’à bénir les équipes sportives russes sans que leurs résultats s’en trouvent, d’ailleurs, améliorés pour autant. Il reste quelques acquis sociaux pour les retraités, les anciens combattants. Enfin et surtout, la propriété privée n’a pas été complètement rétablie. Les mésaventures de Khodorkovski le soulignent : d’un revers de main, les richesses qu’il avait volées et accumulées lui ont été confisquées dans des conditions étrangères aux règles juridiques qui, dans un Etat bourgeois, protègent la propriété privée. Malgré les privatisations-pillage massives, le développement du chômage, la dislocation de secteurs industriels entiers, environ 40 % de la propriété est officiellement encore propriété d’Etat. Le chiffre est à peu près le même en Ukraine et plus élevé en Biélorussie. {{{

LA NOMENKLATURA HIER ET AUJOURD’HUI

}}} Mais on peut s’interroger. Faut-il considérer ce maintien comme un reste, même entaché et dénaturé, de l’expropriation du capital réalisée par Octobre alors que ces conglomérats d’Etat sont entièrement entre les mains des clans qui se partagent le pouvoir ? Certes, la bureaucratie ou nomenklatura, hier, contrôlait et ponctionnait la propriété d’Etat. Mais aujourd’hui, les clans issus de son éclatement comme couche sociale ne constituent pas une caste qui contrôle les restes de la propriété d’Etat, mais de petits groupes mafieux hissés au sommet de l’Etat qui utilisent le pouvoir d’Etat pour s’approprier les énormes richesses produites par ces monopoles d’Etat dont ils se partagent les actions. Auprès de ces richesses, les privilèges dont usaient Khrouchtchev, Brejnev ou Andropov paraissent dérisoires et, comme le souligne par exemple le cas de Khrouchtchev, s’évanouissaient avec la perte du pouvoir. {{

DEUX HÉRITAGES

}} Fondamentalement, la révolution d’Octobre a laissé deux héritages. Le développement de l’industrie de 1928 à la chute de l’URSS a donné naissance à une classe ouvrière, c’est-à-dire une classe de producteurs de marchandises qui, en Russie, représente encore environ quarante millions d’hommes et de femmes et qui ont donc un poids social réel. Cet acquis, et le poids qu’il représente, se traduit par exemple par le maintien de l’usine d’automobiles d’Avtovaz à Togliatti avec ses quelque 130 000 ouvriers et employés. Le meilleur signe de ce poids est peut-être le fait que Poutine, pour parvenir à supprimer 36 000 emplois, a convoqué, le 1er novembre 2010, Carlos Ghosn, le patron de Renault-Nissan, pour exiger qu’il prenne en fait le contrôle de l’entreprise et fasse le travail. Le signe inverse de ce poids réel, ce sont tous les efforts déployés pour interdire que se créent de vrais partis et de vrais syndicats, pour interdire que ce poids social se traduise de façon organisée. {{{

ILS ONT OSÉ

}}} Le principal acquis d’Octobre 1917 est néanmoins ailleurs et plus profond. Rosa Luxemburg, la révolutionnaire allemande, l’a défini peu avant d’être assassinée par des officiers à la solde des sociaux-démocrates au pouvoir. Elle conclut sa brochure critique sur la révolution russe en soulignant : “Les bolcheviks ont montré qu’ils peuvent faire tout ce qu’un parti vraiment révolutionnaire peut faire dans les limites des possibilités historiques (...). Une révolution prolétarienne modèle et impeccable dans un pays isolé, épuisé par la guerre, étranglé par l’impérialisme, trahi par le prolétariat international serait un miracle (...). Dans cette dernière période où nous sommes à la veille des luttes décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment, non pas telle ou telle question de détail de la tactique, mais la capacité d’action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport Lénine et Trotsky sont jusqu’ici encore les seuls qui puissent s’écrier avec Hutten [héros de Schiller] : j’ai osé (...). Ils ont fait faire un pas énorme dans la voie du règlement de compte final entre le capital et le travail dans le monde entier”[[Rosa Luxemburg, “La Révolution russe”, Spartacus, janvier 1937, n° 4, pp. 29 et 30.]]. Ils ont en effet osé briser le joug du capital, des banquiers, de la Bourse, de la spéculation financière déchaînée qui mène le monde de crise en crise et de guerre en guerre. Ils ont osé briser le joug d’un système fondé sur la propriété privée des moyens de production soumis aux maîtres des marchés, banquiers, financiers et spéculateurs en tous genres à l’ombre tutélaire desquels s’ébrouent députés, ministres et présidents. Ils ont osé briser le joug d’un système qui débouche sur ce que le président George W. Bush appelait cyniquement “la guerre sans fin”. Ils ont osé montrer que c’était possible. Rosa Luxemburg affirmait : “En Russie, le problème ne pouvait être que posé.” Les bolcheviks ont pourtant fait plus que le poser : ils ont commencé à le régler. Il ne pouvait être réglé complètement et résolu qu’à l’échelle de l’Europe entière puis du monde. Et leur audace a finalement, mais momentanément, échoué, car toutes les forces attachées au maintien du règne du capital, à commencer par la social-démocratie, ont empêché que la révolution ne puisse s’étendre à d’autres pays, et d’abord à l’Allemagne, et elle est restée cantonnée à un seul pays qui plus est arriéré, pauvre, ruiné, aux trois quarts détruit. {{{

LA RÉVOLUTION POLITIQUE N’EST QUE LA MOITIÉ DE LA RÉVOLUTION

L’exemple le plus caractéristique, en dehors de l’ Allemagne, de cette politique criminelle et de ses résultats est celui de l’Autriche. La monarchie austro-hongroise s’effondre à la fin de novembre 1918, deux semaines après la monarchie allemande. Les sociaux-démocrates, qui lors de la grève générale de janvier 1918 avaient tout fait pour casser le mouvement et sauver la monarchie, sont portés au pouvoir à Vienne. Le dirigeant de leur aile gauche, Otto Bauer, ministre des Affaires étrangères, puis président de la commission de socialisation de l’Assemblée nationale, dresse de son pays un tableau qui vaut pour toute l’Europe en guerre et définit la politique de la social-démocratie. Il constate d’abord que la terre ne produit plus rien, l’outillage est usé, les chemins de fer sont hors d’état de marche : “Toute la richesse de la société est détruite.” La guerre a ruiné tous les peuples mais ceux de l’Europe centrale, vaincus, devront encore dans leur misère, payer aux vainqueurs un impôt gigantesque. Tous les ingrédients d’une situation révolutionnaire sont réunis, sauf un parti qui veuille transformer en révolution sociale la misère et la colère des peuples. Otto Bauer explique en effet : la révolution politique est achevée en Autriche, mais “la révolution politique n’est que la moitié de la Révolution (...), elle ne supprime pas l’exploitation économique et bien plutôt, elle la rend plus directement sensible. Avons-nous détruit la toute-puissance de l’empereur pour demeurer assujettis à la toute puissance du capitalisme ? Avons-nous donc brisé la tyrannie des généraux, des bureaucrates, des nobles féodaux pour demeurer les valets des directeurs de banque, des magnats des cartels, des barons de la Bourse ? Voilà ce que demandent les masses ouvrières.” Otto Bauer leur répond oui. Ils doivent demeurer assujettis et valets en attendant des temps meilleurs, mais indéterminés. Il poursuit pourtant : “La demi-révolution éveille la volonté d’une révolution sociale. Le bouleversement politique éveille la volonté de la révolution sociale. La victoire de la démocratie inaugure la lutte pour le socialisme.” Mais, conclut Bauer, il ne faut pas s’y engager, c’est impossible : si les travailleurs s’emparaient des entreprises, ils provoqueraient “une guerre civile sanglante (...) qui détruirait une quantité énorme de moyens de production, de machines, de matériel, de chemin de fer (...). Les capitalistes de l’étranger nous refuseraient les matières premières dont nous avons besoin et le crédit indispensable pour nous les procurer ; l’Amérique et l’Europe maintiendraient le blocus, nos industries devraient s’arrêter pour longtemps faute de matières premières.” En un mot, il est impossible de mettre fin au régime de la propriété privée parce que les capitalistes ne l’accepteraient pas et provoqueraient la guerre civile. Faudrait-il donc attendre qu’ils l’admettent ? Otto Bauer ajoute : “La plupart des directeurs, ingénieurs, administrateurs, techniciens, des employés nous refuseraient leur collaboration.” Or les ouvriers, incompétents, dit Bauer, ne peuvent les remplacer ; la guerre civile, d’ailleurs, les absorberait {“et les rendrait inaptes au travail”}[[Otto Bauer et la révolution, EDI, 1968 pp. 87 à 91.]]. La misère s’aggraverait et la désillusion pousserait les travailleurs dans les bras de la réaction. 

DE LA “RÉVOLUTION LENTE” À LA CONTRE-RÉVOLUTION

 Otto Bauer déduit de ce tableau, inspiré de la situation en Russie, qu’après la révolution politique qui a renversé la monarchie, la révolution sociale doit être différée pour obtenir la collaboration des capitalistes, des directeurs et des hauts fonctionnaires. Puisqu’il faut donc attendre que les capitalistes soient d’accord pour instaurer le socialisme... mieux vaut être patient ! Et Otto Bauer conclut : “La révolution sociale devra être le résultat du travail hardi, mais aussi réfléchi de beaucoup d’années.” De tant d’années qu’il n’en verra jamais le bout. Il qualifie son schéma de révolution lente... si lente qu’elle aboutira à la contre-révolution. Quinze ans plus tard, en février 1934, le régime corporatiste social-chrétien du chancelier Dollfuss écrasera au canon les faubourgs ouvriers de Vienne, dissoudra la social-démocratie autrichienne (contraignant Bauer et les dirigeants sociaux-démocrates autrichiens à fuir, à se réfugier en Tchécoslovaquie avant même la fin des combats !) et ouvrira la porte au fascisme qui s’installera triomphant en Autriche en 1938. Le sabotage de la révolution allemande par la social-démocratie allemande en 1919 a, de la même façon, ouvert la voie au nazisme dont l’un des buts premiers était la destruction de l’Union soviétique et du bolchevisme. Il a fallu une guerre mondiale, ses destructions immenses et ses soixante millions de morts pour régler la facture de ce refus de la révolution sociale c’est-à-dire de la défense à tout prix de la domination du capital. Octobre 1917 a rompu avec cette passivité complaisante qui considère le capitalisme et la propriété privée des moyens de production comme l’horizon ultime de l’histoire. Octobre 1917 a, pendant des années, représenté pour des dizaines de millions de travailleurs le signe et la preuve qu’il était possible de poser les fondements d’une autre société qui les rejettent et les abolissent. Malgré la dégénérescence ultérieure de la révolution russe et tous les efforts des chantres du capital, cet acquis ne peut être effacé. Il est un élément du combat aujourd’hui pour renverser le système décomposé de la propriété privée des moyens de production dont la survie menace de détruire l’humanité et la civilisation.

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